L’inflation des demandes d’indemnisation formées contre les clubs de football pour les blessures causées par l’exécution de tacles n’est pas prête de se tarir (voir nos commentaires du 29 septembre 2013). Si les victimes n’ont pas à établir la faute du groupement, en revanche, les tribunaux mettent à leur charge la preuve d’une faute de l’auteur du dommage. Or le tacle n’est pas un geste irrégulier en soi. Le juge doit donc faire la part entre l’exécution maladroite qui n’engage pas la responsabilité du groupement et celle déloyale ou anormale dont il doit répondre. C’est à cet exercice que se sont livrées les cours d’appel de Caen (arrêt du 5 octobre 2015).

1-Voici deux décisions qui ont le mérite de mettre en lumière la distinction entre faute civile et faute sportive. Elles ont pour point commun l’exécution d’un tacle raté puisque l’auteur du dommage a atteint la jambe de son adversaire au lieu et place du ballon. Dans de telles circonstances la mise en jeu de la responsabilité du club de l’auteur du coup est devenue une habitude. S’il s’agit d’un joueur professionnel, ce sont les dispositions de l’article 1384 alinéa 5 qui s’appliquent, comme le rappelle la cour d’appel de Caen. Solution logique dès lors que le club est l’employeur du joueur et se trouve de ce fait dans la position du commettant. Il eut été cependant possible d’objecter qu’un coup volontaire porté par un joueur avec l’intention de blesser son adversaire constituait un abus de fonction exonératoire de responsabilité pour son club. Cependant, les tribunaux ont admis que le joueur agissait, alors, non pas dans son intérêt personnel mais dans l’intérêt de son club, lui donnant une chance supplémentaire de victoire ! La Cour de cassation, pour sa part, ne les a pas désavoués[1] mais a subordonné la responsabilité du club à la commission d’une faute par le joueur coupable.

2-La question s’est également posée pour les clubs amateurs. En effet, les arrêts de 1995 de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation ont écarté l’application de l’article 1384 alinéa 5 en lui substituant l’alinéa 1 ouvrant alors la voie à un flot de recours qui ne tarissent pas. Il est vrai que la perspective d’une responsabilité sans faute du club de l’auteur du dommage a pu susciter l’espoir d’une réparation facile, d’autant que s’est posée la question de l’exigence ou non d’une faute de l’auteur du dommage. L’assemblée plénière a tranché et dissipé la grande peur du mouvement sportif qui redoutait une responsabilité objective à l’instar de celle des parents du fait de leurs enfants mineurs. Elle a subordonné la responsabilité du club à une faute de l’auteur du dommage. Cette décision n’a pourtant pas clos le débat, mais ouvert une autre discussion sur la nature de la faute, cette fois-ci par manque de précision sur sa définition. En effet la formule employée par la Cour de cassation de « faute caractérisée par une violation de la règle de jeu » est équivoque.  Prise à la lettre, elle signifierait que toute faute sportive est une faute civile. Mais ce n’est pas ainsi que l’entend la Haute Juridiction. La constatation d’une faute de jeu est nécessaire mais insuffisante. Il faut encore établir qu’elle a été consciente et voulue par son auteur. A cet égard, une précision s’impose pour éviter tout quiproquo qui risquerait de se former sur la question de l’intention. Ce n’est pas nécessairement de volonté de nuire à l’intégrité physique de ses adversaires dont il est question. Le juge civil n’a pas à opérer de distinction entre violences volontaires et blessures involontaires, comme doit le faire le juge pénal, pour les besoins de qualification des infractions. Il doit rechercher s’il y a eu une prise anormale de risque commise de façon délibérée comme dans cet arrêt du 5 octobre 2006 où la Cour de cassation relève que les « joueurs de l’équipe (…) ne pouvaient ignorer la stratégie d’ensemble mise en œuvre par les avants et visant à refuser la poussée adverse ».

3-A cet égard, l’arrêt de la cour de Caen mérite l’attention. En effet, que signifie la prise anormale de risque pour un joueur ? Assurément, elle ne peut être assimilée à celle du citoyen ordinaire dans les actes de la vie courante. Comme l’évoque à juste titre l’arrêt, il n’est pas possible de « raisonner par stricte référence aux principes applicables à la définition de la faute civile d’imprudence ou de maladresse ». Puis les juges ajoutent que «  la pratique d’un sport, surtout s’il s’agit d’un sport de contact comme le football, implique de la part des compétiteurs l’adoption de comportements énergiques par nature dangereux et l’acceptation des risques de blessure inhérents à cette activité ». Mais, ils font un amalgame entre sport de contact et sport de compétition. Sport de contact, le football implique d’inévitables collisions entre joueurs pour la conquête du ballon y compris s’il est pratiqué à titre de pur loisir. Lorsqu’une partie n’a pour vocation qu’un moment de détente, les joueurs se contiennent forcément dans leur confrontation, même si des heurts ne peuvent être exclus. Il est donc discutable de postuler, comme le font les juges, que l’action d’un défenseur qui se porte vivement au contact d’un attaquant pour le tacler et le priver de la possession du ballon  « est dans la nature de ce sport ».  En revanche, c’est de l’essence même de la compétition.  Quand des joueurs disputent une épreuve et qu’il y a un enjeu, il est possible d’admettre qu’ils aient des comportements « qui, dans la vie quotidienne seraient nécessairement qualifiés de risqués ou dangereux »[2]. La prise de risque n’est pas comparable entre ceux qui jouent pour le plaisir et ceux qui s’affrontent en compétition.  Si les uns et les autres acceptent le risque de blessure c’est toujours en considération du  niveau de l’épreuve. Des vétérans n’acceptent pas d’être « taclé » durement comme des joueurs professionnels qui disputent une finale de coupe de France[3] ! La prise en compte de ce contexte est déterminante pour soulever l’immunité tirée de  l’acceptation des risques. Celle-ci est une construction juridique qui permet aux joueurs de disputer une rencontre sans qu’elle soit faussée par la crainte d’être jugé responsable du moindre incident. En pratique, elle sert de fondement au relèvement du seuil de la faute. Une faute ordinaire ne suffit pas pour engager la responsabilité d’un joueur ou de son club. Comme l’indique la cour de Caen, elle doit être « caractérisée par une violation grave et délibéréedes règles du jeu ». La responsabilité du groupement est donc soumise à deux conditions : une violation des règles de jeu d’une part, qui soit grave et délibérée, d’autre part.

Violation des règles du jeu

4-Les joueurs qui disputent un match acceptent le risque de blessure à la condition formelle que leurs adversaires respectent la règle du jeu.  La logique voudrait que lorsqu’ils pénètrent sur le terrain, l’ordre juridique sportif se substitue à l’ordre juridique étatique. Le premier a une base légale qu’il tient de la délégation de pouvoir accordée aux fédérations sportives délégataires. Ces fédérations ayant le pouvoir d’édiction des règles sportives, elles seules devraient pouvoir décider, par l’intermédiaire de leurs arbitres dont ils sont les commettants, si la règle de jeu a été enfreinte ou non. Mais ce n’est pas la position des tribunaux qui ne se considèrent pas liés par l’ordre juridique sportif. Ainsi, la cour de Caen, suivant en cela la ligne de conduite de la Cour de cassation[4], affirme que le juge, « n’est pas tenu par la qualification des faitsà laquelle a procédé l’arbitre ». Juge du résultat sportif, il n’est pas juge de la responsabilité[5]. Il ne faut pas seulement y voir l’affirmation de l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport à la puissance sportive, mais également que les catégories juridiques de chacune de ces institutions ne se coïncident pas nécessairement. La faute civile n’est pas le décalque de la faute sportive. L’inobservation d’une règle de jeu ayant pour objet de donner un avantage à l’équipe adverse, comme la sanction du hors-jeu, est une faute sportive mais pas une faute civile.

5-En football le tacle « n’est pas proscrit » comme le rappellent, à juste titre, les deux cours d’appel. Toutefois, s’agissant d’un geste dangereux, il ne peut être exécuté avec brutalité. Comme le précise la cour de Toulouse, l’acte ne doit pas avoir été « commis dans un contexte de violence, d’agressivité, de malveillance ou de déloyauté ». La cour d’appel de Caen évoque une autre situation : celle où le tacle a été exécuté imparfaitement, par maladresse. Il a pu alors « donner lieu à sanction sportive sans être constitutif d’une violation délibérée des règles du jeu ». Mais de quelles règles du jeu s’agit-il ? Il faut, en effet, faire la distinction entre celles ayant pour unique objet la régulation du jeu dont la sanction est un avantage donné à l’équipe adverse et celles ayant pour fonction la sécurité des joueurs susceptibles de sanctions disciplinaires. Ainsi, le tacle exécuté alors que l’adversaire n’est pas ou n’est plus en possession du ballon est interdit. C’est une règle de bon sens ! Mais son application est délicate car il a pu être exécuté par maladresse. Un tacle pratiqué avec retard mais sans brutalité manifeste n’est pas nécessairement constitutif d’une faute s’il est intervenu dans un temps très voisin de celui où la victime s’est dépossédée du ballon, de sorte qu’eu égard au temps normal de réaction de l’auteur du dommage, il ne saurait lui être reproché d’avoir continué son attaque du ballon[6]. La seule constatation que le tibia ou les chevilles de l’adversaire ont été atteintes au lieu et place du ballon ne suffit pas à établir la faute. Il faut encore démontrer soit que le coup était déloyal soit que son auteur a pris un risque anormal. D’où la recherche de l’intention.

Violation grave et délibérée

6-Comment établir l’existence d’un tacle « antisportif » ou dont l’exécution est anormalement brutale ? Sans doute,  y a-t-il les déclarations de certains joueurs attestant qu’il a été effectué par derrière, les deux pieds décollés, comme le révèle la cour de Caen. Mais l’objectivité de ces témoignages est sujette à caution dès lors qu’ils émanent des équipiers de l’auteur du coup. Aussi les juges préfèrent s’en tenir au rapport d’arbitrage. Ainsi la cour de Caen déclare que, pour l’arbitre, le tacle a été réalisé alors que le ballon était à distance de jeu. On relèvera, au passage, que si les juges ne s’estiment pas liés par la qualification donnée par l’arbitre, en revanche, ils s’en remettent à ses constatations matérielles. Si on écarte, comme ils l’ont fait, l’hypothèse d’un tacle effectué par derrière, la faute n’est pas intentionnelle. Il est acquis que le joueur n’a pas eu l’intention de blesser son adversaire. Mais si son acte n’est pas déloyal, ne peut-on pas lui reprocher une prise anormale de risque ? L’expression de comportement ou de risque « anormal » a été, en effet employée à plusieurs reprises par la Cour de cassation pour qualifier la faute civile[7]. En l’occurrence si l’auteur du coup n’a pas voulu faire mal peut-on au moins lui reprocher « une ardeur intempestive » ?

7-La cour de Caen observe que l’arbitre a sanctionné « l’excès d’engagement physique » du joueur pour contrer l’action offensive de son adversaire. L’arbitre a qualifié ce comportement de faute grossière. Sans doute l’ampleur des blessures subies par la victime a-t-elle influencé son jugement. D’où la question : Peut-on déduire la faute de la gravité des blessures ? La jurisprudence est divisée sur ce sujet. La chambre criminelle de la Cour de cassation a eu l’occasion d’approuver une cour ayant jugé « que la violence nécessairement apportée au geste pour entraîner un bris de jambe démontre le caractère volontaire du geste »[8]. La Cour d’appel de Rennes statuant dans le même sens observe, sur un tacle pied levé, que « la violence exprimée par le coup, exceptionnelle, a créé un risque anormal pour l’adversaire non compris dans ceux qu’un joueur, nanti de protège-tibias, est censé accepter en prenant part au jeu »[9]. La Cour d’appel de Lyon constate pour sa part « que l’importance des blessures subies par la victime démontre la violence du geste »[10]. D’autres juridictions ont une autre position. Ainsi, la cour de Nancy relève que « la faute alléguée ne peut résulter de la seule  gravité des blessures »[11]. La cour d’appel de Toulouse affirme également, dans son arrêt du 5 octobre 2015, que « la violence ne peut se déduire de la gravité de la blessure ».

Il faut approuver cette position. La preuve par déduction s’apparente à l’existence d’une  présomption. Elle exclut l’hypothèse de la maladresse qui est hors du champ de la faute civile. Or, c’est précisément à un manque d’adresse que la cour d’appel de Caen impute l’accident.

8-L’élément essentiel pour les juges est que les deux joueurs étaient lancés à la conquête du ballon, si bien qu’il était susceptible d’être capté par l’un ou l’autre. Or, dans le feu de l’action, un joueur lancé à pleine vitesse maitrise plus difficilement ses gestes, de sorte que le risque de faute technique est accru. La Cour de cassation l’a admis puisqu’elle a considéré que le heurt entre un gardien de but et l’avant de l’équipe adverse, lancés à la poursuite du ballon  était « normal eu égard aux règles du jeu »[12]. Les  Cours d’appel de Rouen et de Lyon considèrent de leur côté que ne sont pas plus coupables, l’avant qui blesse à la jambe[13] ou à la tête le gardien de but, qui s’est jeté à terre dans ses pieds[14]. La vitesse explique la collision. Il est parfaitement admissible que les deux protagonistes n’aient pas eu le temps de freiner leur élan ni de modifier leur trajectoire de course. Néanmoins une prise de risque de cette nature, dont l’auteur ne peut ignorer les conséquences prévisibles en cas d’échec, ne peut se justifier qu’à un certain niveau de la compétition. Dans l’arrêt rendu par la cour de Caen, il s’agissait d’une rencontre entre équipes professionnelles, ce qui peut expliquer une telle attitude. En revanche, le contexte de l’affaire soumise à la cour de Toulouse est différent. L’accident est survenu au cours d’une rencontre amicale. L’enjeu n’est donc pas comparable. La vigueur de l’engagement, tolérée dans un cas, ne peut plus l’être dans l’autre. Pourtant les juges toulousains ont débouté la victime. La raison du rejet de ses prétentions est à rechercher ailleurs. En l’absence de rapport d’arbitrage détaillant les faits, les juges avaient pour seuls éléments deux attestations faisant état d’un tacle « sévère » ou « violent ». Ils ont estimé que celles-ci « étaient insuffisamment circonstanciées », en l’absence de précisions sur le déroulement des faits. Un tacle n’est pas irrégulier parce qu’il est rude. Mais si la force du coup peut-être jugée normale lorsqu’il y a un fort enjeu, en revanche, on peut avoir des doutes sur son intensité lorsqu’il est faible comme c’est le cas d’un match amical. S’il faut approuver les juges d’avoir refusé de déduire la faute de l’ampleur des blessures, en revanche, on leur reprochera de ne pas avoir pris en compte le niveau de la rencontre dans l’appréciation du geste incriminé.

Jean-Pierre VIAL, Inspecteur Jeunesse et Sports

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Jean-Pierre Vial





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