Voici une nouvelle fois l’article 1384 alinéa 1 du code civil au cœur d’un procès en responsabilité civile qui pose l’épineuse question de la garde de la chose. En l’espèce la cour d’appel de Grenoble a estimé dans son arrêt du 4 septembre 2012 qu’un club de hockey sur glace était gardien du palet pourtant projeté par un hockeyeur sur un bénévole de la protection civile à l’occasion de la phase d’échauffement d’un match.

1-En l’espèce, la victime blessée au front par le palet passé au-dessus de la barrière de protection avait assigné en responsabilité le club du joueur présumé auteur du jet qui appela en garantie l’autre club. Les premiers juges déclarèrent le premier solidairement responsable avec son assureur du dommage causé à la victime et mirent le second hors de cause. La cour d’appel de Grenoble confirme la solution des premiers juges.

2-La responsabilité du fait des choses a fait couler beaucoup d’encre dans le champ des activités sportives à propos de la fameuse théorie de l’acceptation des risques refoulant l’application de l’article 1384 alinéa 1 dans les rapports entre compétiteurs.  Le périmètre de cette exclusion s’est progressivement rétréci en excluant les accidents survenus dans la pratique du sport-loisir et en se limitant aux accidents de compétition.  L’arrêt du 4 novembre 2010 a fait tomber ce dernier bastion.  Aujourd’hui plus rien ne s’oppose à l’application de la responsabilité du fait des choses pour les accidents survenus en compétition et à l’entraînement. Ainsi, la cour d’appel de Versailles a-t-elle récemment condamnée sur le fondement de ce texte un joueur de hockey ayant blessé son camarade au visage avec sa crosse (voir notre commentaire).

3- L’acceptation des risques n’a jamais produit ses effets qu’entre les compétiteurs. Il a toujours été possible pour un tiers, par exemple, un spectateur, de rechercher la responsabilité du gardien du matériel qui l’avait blessé comme c’était le cas, en l’occurrence, où la victime n’était pas un compétiteur mais un bénévole blessé par la projection d’une balle ou d’un palet. Ainsi, la cour d’appel de Bordeaux[1] a retenu la responsabilité d’un joueur de hockey sur gazon en qualité de gardien de la balle qu’il avait envoyée en touche et qui avait blessé une spectatrice du match.

4-Lorsque l’auteur du dommage n’est pas identifié, comme c’était le cas en l’espèce, la victime n’avait guère d’autre choix que de mettre en cause tous les joueurs collectivement.

La jurisprudence admet parfaitement que plusieurs personnes puissent exercer concurremment la garde d’une chose dans leur rapport avec un tiers. C’est le cas lorsqu’il n’est pas possible à la victime d’identifier le gardien comme pour les accidents de chasse provoqués par un groupe de chasseurs. Il est admis que ceux-ci ont la garde en commun des fusils, voire de la « gerbe de plomb »[2] à l’origine du dommage subi par la victime pour qui la garde collective est avantageuse en terme probatoire car elle la dispense de déterminer le rôle de chacun des protagonistes.  En revanche, la garde en commun constitue un motif d’exclusion de l’article 1384 alinéa 1 dans deux cas.  D’abord, celui où les gardiens ne détiennent pas la chose au même titre. Dans ce cas, la garde est alternative et non cumulative. Ainsi, il ne saurait y avoir de garde commune entre le commettant et le préposé liés par un rapport de subordination. Le préposé ne peut exercer de pouvoir de direction sur une chose qui lui a été remise par son employeur. Un hockeyeur professionnel ne peut pas détenir la garde du palet dont son club est propriétaire.

5-Le deuxième cas d’exclusion de l’article 1384 alinéa 1 concerne les dommages survenus entre co-gardiens. Afin d’éviter la situation où la victime devrait agir pour partie contre elle-même, les tribunaux règlent le litige sur le fondement des articles 1382 et 1383. Mais cette explication ne convient pas lorsque la victime n’est pas un joueur mais un tiers, comme dans la présente espèce. Dans ce cas, c’est la solution adoptée pour les accidents de chasse qui s’applique[3]. Le vrai motif est ici celui d’absence de pouvoir de direction et de contrôle de la chose qui est habituellement utilisé pour les sports de balle. Ainsi, en  hockey sur glace, le palet passe très rapidement d’un joueur à l’autre, de sorte qu’aucun ne dispose d’un temps suffisant sur l’objet pour exercer sur celui-ci un pouvoir de contrôle et de direction entendu au sens de l’arrêt Franck qui a défini les conditions de la garde. C’est ce qui fait dire à la Cour de cassation qu’« au cours d’un jeu collectif, qu’il soit amical ou pratiqué dans une compétition officielle, tous les joueurs ont l’usage du ballon, mais nul n’en a individuellement le contrôle et la direction »[4].

6- Aussi, pour éviter au co-gardien blessé d’être privé d’indemnisation, les tribunaux cherchent par tous moyens à désigner, dès que possible, un gardien unique. Ainsi, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a admis que  si les joueurs n’ont pas la garde du palet, ils sont bien gardiens de la crosse avec laquelle ils le frappent. Elle a ainsi jugé, à propos d’un jeu collectif inspiré du base-ball mais joué avec des raquettes, que si l’usage commun de la balle de tennis, ne permettait pas de retenir la responsabilité du lanceur comme gardien de la balle, en revanche, il pouvait être reconnu responsable comme gardien de la raquette dont il avait l’usage, la direction et le contrôle[5]. La cour de Grenoble, qui écarte l’hypothèse d’une garde de la balle par les joueurs estimant « qu’ils ne disposent pas des pouvoirs de surveillance et de contrôle », sur le palet semble avoir oublié cette jurisprudence que les avocats du club ont omis de lui remettre en mémoire ! Et c’est vainement que les joueurs objecteraient l’absence de contact entre leur cross et le palet car elle n’est pas exclusive du lien de causalité comme l’a admis, à plusieurs reprises, la jurisprudence dès lors qu’il s’agit d’une chose mobile[6].

7-La cour de Grenoble ayant barré la voie d’une action contre les joueurs, la victime avait l’alternative d’actionner en responsabilité le club propriétaire du palet incriminé.

Deux équipes étant impliquées chacune avec son palet pour la phase d’échauffement, la cour d’appel a considéré, témoignages à l’appui, qu’était en cause celle qui s’était vu attribuer la zone où s’est produit l’accident.

La victime disposait contre ce club de trois moyens d’action : la responsabilité du fait des commettants, celle fondée sur un principe général de responsabilité du fait d’autrui et enfin la responsabilité du fait des choses.

8-Il est admis que le commettant qui a remis une chose à son préposé pour l’exercice de ses missions, en demeure le gardien si le préposé n’enfreint pas les ordres de son employeur ni ne dépasse les limites de sa mission. Mais deux difficultés se présentaient pour le club. D’abord, la démonstration de l’existence du lien de préposition lorsque les joueurs sont amateurs, ce qui était vraisemblablement le cas en l’espèce. Sans doute est-il acquis que ce lien  ne se réduit pas au  seul contrat de travail et à un rapport de subordination, mais se caractérise aussi par le fait que le préposé agit dans l’intérêt du commettant, comme les joueurs amateurs qui agissent pour le compte de leur club dont ils reçoivent des consignes sur le mode de jeu. Peu importe qu’ils n’en  retirent pas un bénéfice pécuniaire. Une association sportive peut donc valablement être déclarée commettant de ses membres. Toutefois, les arrêts du 22 mai 1995, qui ont étendu le domaine de la responsabilité générale du fait d’autrui née de la jurisprudence Blieck, font douter que cette qualité puisse être reconnue aux groupements sportifs amateurs. En effet, s’ils répondent bien des dommages causés par leurs joueurs, ce n’est pas sur le fondement de l’alinéa 5 de  l’article 1384
comme l’avaient estimé les juges du fond, mais sur le fondement de l’alinéa 1, comme en a décidé la Cour de cassation.  Ils sont donc reconnus responsables non pas en qualité de commettant mais comme gardiens d’autrui.

9-La seconde difficulté tient à l’exigence d’une faute du préposé pour que soit retenue la responsabilité du commettant. En effet, l’arrêt Olympique de Marseille, du 8 avril 2004[7], a reproché à une cour d’appel d’avoir retenu la responsabilité d’un club amateur sans « rechercher si le tacle ayant provoqué les blessures avait constitué une faute caractérisée par une violation des règles du jeu ». Or, il n’est pas établi, en l’espèce, que la projection du palet en dehors du terrain de jeu ait été qualifiée de violation des règles du jeu. Pour ces deux raisons, l’action formée contre le club sur le fondement de l’article 1384-5 était vouée à l’échec.

10-Elle n’avait pas plus de chance de succès sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1. En effet, la responsabilité du groupement est subordonnée à la preuve d’une faute qualifiée de l’auteur du dommage. Si certaines décisions de l’Assemblée plénière ont pu semer le trouble[8],  comme l’arrêt des majorettes du 12 décembre 2002 qui a pu être interprété comme la volonté de la 2ème chambre civile d’opter pour une responsabilité purement causale des associations sportives, l’arrêt du 29 juin 2007 a eu le mérite de lever l’ambigüité. La Haute juridiction a mis un coup d’arrêt « au spectre du fait causal »[9] et subordonné sans détour la responsabilité du groupement à une  faute du membre du club « caractérisée par une violation des règles du jeu ». Solution confirmée à plusieurs reprises par la 2ème chambre civile[10] qui a eu le mérite d’interpréter la teneur de cette formule vague et d’y voir l’exigence d’une  faute qualifiée.  En l’occurrence, l’envoi du palet en dehors de la zone de jeu n’étant ni un acte déloyal ni une prise anormale de risque mais une simple maladresse, l’action n’avait aucune chance d’aboutir sur ce fondement. C’est d’ailleurs le moyen  qu’avait fait valoir le club de hockey, approuvé par la cour, mais en toute inutilité puisque l’action de la victime n’était pas fondée sur ce régime de responsabilité mais sur celui du fait des choses.

11-Les conditions d’application de ce régime de responsabilité impliquaient que le club soit reconnu gardien du palet. En tant que propriétaire de l’objet, il en était présumé gardien, comme le rappelle justement la cour d’appel. Cette présomption de responsabilité, qui trouve sa justification dans le fait que le propriétaire a naturellement des pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle sur la chose, peut être combattue par la preuve d’un transfert de la garde de la chose. Mais la cour d’appel refuse de reconnaître l’existence de ce transfert et oppose au club que les joueurs n’ayant pas la garde du palet c’est lui qui exerce les pouvoirs de contrôle et de surveillance sur l’engin.

12-Ce raisonnement n’est pas convaincant car il sera toujours possible d’objecter que si les joueurs n’ont pas la garde du palet, ils ont, comme il a déjà été dit, la garde de leur cross sur laquelle ils ont, sans discussion possible, un pouvoir de contrôle et de direction. Par ailleurs, la Cour de cassation paraît s’être prononcée en faveur du transfert de garde, puisqu’elle a par le passé refusé de faire droit à la demande d’une cyclomotoriste qui s’était blessée en tombant après avoir heurté un ballon projeté hors d’un stade où s’entraînaient des joueurs amateurs d’une équipe de football. En l’occurrence, la 2ème chambre civile avait relevé que le club mis en cause qui « s’était borné à autoriser certains de ses membres à jouer au football sur le stade, ne détenait, lors de l’accident, ni l’usage, ni la direction, ni le contrôle de la chose ayant causé le dommage »[11].

13-Il est une autre solution qui aurait pu être explorée si le club mis en cause était l’organisateur du match et que la victime, personnel de la protection civile avait été chargée par lui d’une mission de sécurité et d’assistance aux joueurs accidentés. La Cour de cassation reconnaît, en effet, l’existence d’une convention d’assistance assortie d’une obligation de résultat ouvrant un droit à réparation automatique au collaborateur bénévole[12]. La faute de l’assistant est la seule réserve que la Haute juridiction met à son indemnisation, inexistante, en l’occurrence, puisque la victime se trouvait derrière le plexiglas de protection.

 

Jean-Pierre VIAL, Inspecteur Jeunesse et Sports

En savoir plus :

Jean-Pierre VIAL, « Le contentieux des accidents sportifs – Responsabilité de l’organisateur », Collec. PUS, septembre 2010

Jean Pierre VIAL, « Le risque pénal dans le sport », préface du Professeur Rizzo de l’université d’Aix-Marseille, coll. « Lamy Axe Droit », novembre 2012 : commander en ligne

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Jean-Pierre Vial



Documents joints:

Cour d’Appel de Grenoble, 4 septembre 2012



Notes:

[1] 5ème ch, 9 nov. 1989.

[2] Plusieurs chasseurs qui tirent simultanément exercent la garde en commun de la gerbe de plombs (Cass. 2e civ. 15 déc. 1980, Bull. civ. II, no 269).

[3] Cass. 2e civ. 5 févr. 1960, D. 1960.365, note H. Aberkane ; 11 févr. 1966, D. 1966.228, note R. Schmelck ; 13 mars 1975, Bull. civ. II, no 88.

[4] Civ. 2, 13 janv. 2005, Bull. civ. II, 2005, n° 9 p. 8. RTD civ. 2005, n° 2, chron. p. 410-412, obs. P. Jourdain. D. 2005, p. 2435 note E. Cornut. Cah. dr. sport n° 2, p.157, note C. A. Maetz. Dict. perm. dr. sport, n° 113, p. 6806.

[5] Cass. 2e civ. 28 mars 2002, D. 2002. 3237, obs. D. Zerouki , RTD civ. 2002. 520, obs. P. Jourdain

[6] Cass. 2e civ. 4 oct. 1961, D. 1961.755, note P. Esmein, projection de cailloux au passage d’une voiture ; 16 juin 1982, Gaz. Pal. 1983.1, panor. 78, électrocution de la victime par l’intermédiaire de la voiture qui a percuté un pylône électrique. CA Limoges, 12 déc. 1991, D. 1993, somm. 336, obs. J. Mouly, boule de pétanque projetant le cochonnet sur la victime.

[7] Cass. 2e civ. 8 avr. 2004, no 03-11.653, D. 2004.2601, note Serinet. JCP 2004. II. 10131, note Imbert, RLDC 2004/6, no 232 ; C. RADÉ, « La résurgence de la faute dans la responsabilité civile du fait d’autrui », Resp. civ. et assur. 2004, étude no 15

[8] Ainsi, ses arrêts de 2002 sur la responsabilité des parents (Ass. plén. 13 déc. 2002, D. 2003, jurispr. p. 231 obs. P. Jourdain) qui ne visaient pas seulement l’alinéa 4, mais aussi l’alinéa 1, de l’article 1384, pouvaient signifier que l’Assemblée plénière envisageait d’étendre cette solution à toutes les  responsabilités du fait d’autrui.

[9] F. Leduc, « Le spectre du fait causal », Resp. civ. et assur. 2001, chron. n° 20, p. 4.

[10] Civ. 2, 13 mai 2004. Juris-Data n° 023722. Bull. civ. II, 2004, n° 232. Civ. 2, 22 sept. 2005, n° 04-14.092. Civ. 2, 5 octobre 2006; Bull. civ. II, 2006, n° 257, p. 238.

[11] Civ 2, 7 oct. 1987, Bull.civ. 1987, II N° 191 p. 107.

[12] Civ. 2, 23 mai 1962, Gaz. Pal. 1962, 2, p. 210. RTD civ. 1971, p. 165, note G. Durry. Civ. 1, 27 janv. 1993. Bull. civ. I, n° 42 p. 28. Gaz. Pal. 1993, n° 268, p. 19, note F. Chabas.

[13] Civ. 1, 13 janv. 1998, Bull. civ. I, n° 15. D. 1970,  jurispr. p. 422, note M. Puech. Civ. 1, 13 juin 2006, pourvoi n° 04-19344.

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