La terminologie d’entreprise sociale connaît un succès récent qui va croissant. Serait-ce un nouveau signal de l’alignement associatif sur les logiques marchandes ou une opportunité qui pourrait déplacer quelques idées préconçues et favoriser le développement associatif ? Plutôt que de vouloir alimenter les préjugés bien établis qui opposent la figure de l’entrepreneur gestionnaire et celle de l’associatif militant, la notion d’entreprise sociale ne pourrait-elle offrir l’opportunité de mieux faire valoir l’importance sociale et économique d’associations qui montrent des façons d’entreprendre distinctes de l’entreprise marchande ou publique ?

Pour le souligner, rappelons d’entrée de jeu une vérité encore trop ignorée dans le milieu associatif et celui des entreprises traditionnelles : en France plus de 20% des 27.000 entreprises de 50 salariés et plus sont en fait des associations (1) ! Avec leur un million et demi d’emplois en 2002 elles représentent cinq fois plus que le secteur de l’automobile. Il faut ajouter le total du chiffre d’affaires des hôtels, auberges, campings, restaurants (y compris la restauration collective), cafés, cantines et traiteurs pour égaler la production des associations soit soixante milliards d’euros (2) ! Ou encore leur valeur ajoutée qui représente environ 3% du PIB (3), soit quarante cinq milliards d’euros est supérieure de plus de 30% à celle du secteur de l’agriculture. Il faut ajouter, pour faire bonne mesure, le travail des dix millions de bénévoles associatifs qui représentent environ 720.000 équivalents temps plein (4) et dont la valeur imputée est de plus de quatorze milliards d’euros (5).

La réflexion sur la notion d’entreprise sociale devrait permettre de renouveler concrètement les termes du débat général sur notre activité économique et sociale. Elle devrait également offrir l’opportunité de mettre en évidence d’une façon décomplexée des pratiques entrepreneuriales ni marchandes, ni publiques et qui existent massivement. Mais c’est un défi qui mérite un détour réflexif autour de la définition des termes de l’entreprise sociale. Car celle sur laquelle chercheurs et praticiens de l’économie sociale pourraient s’accorder est contrainte par l’influence anglo-saxonne qui situe l’entreprise sociale de façon sensiblement différente. Est-il possible de dépasser les oppositions apparentes ?

Le succès de la terminologie d’entreprise sociale va croissant au plan international. Depuis 1993, le thème de l’entreprise sociale constitue un programme de recherche et d’enseignement au sein de la fameuse Harvard Business School. Le succès de cette initiative et le poids grandissant des Non Profit Organizations ont incité d’autres universités américaines et plusieurs fondations à proposer des programmes d’enseignement sur ce sujet. En Europe, le réseau de recherche EMES (6) s’est lancé dès 1996 dans un imposant travail d’étude sur ce que recouvre ce vocable et plusieurs publications scientifiques récentes, dans la RECMA (7) par exemple, soulignent cet intérêt pour l’entreprise sociale. Il faut savoir également qu’a été créée en 1998 par le fondateur du Forum mondial de Davos la fondation SCHWAB pour l’entrepreneuriat social. En France, l’influence grandissante de cette terminologie d’entreprise sociale se vérifie également par des initiatives concrètes prises par des institutions fort différentes : par exemple, en 2003 puis en 2005, les militants de l’économie sociale de la Région PACA ont organisé avec succès les assises régionales de l’entrepreneuriat social. C’est également en 2003 que l’ESSEC a créé sa chaire de l’entrepreneuriat social et en janvier 2005, au salon des entrepreneurs à Paris l’un des thèmes de débat avait pour titre « Devenir Entrepreneur social ». L’AVISE (Agence de Valorisation des Initiatives Socio- Économiques), en partenariat avec l’OCDE, vient de faire de ce sujet un colloque de portée internationale (Espagne, Italie, Belgique, Royaume Uni, Québec et France). Enfin, en juin dernier, lors du colloque annuel du réseau inter universitaire sur l’économie sociale qui se déroulait à Grenoble sur le thème de l’Europe, les interventions des chercheurs soulignaient que sous les terme d’entreprise sociale chercheurs et praticiens issus de pays différents pouvaient parler de l’économie sociale tout en facilitant leurs compréhensions réciproques.

Au simple énoncé qui précède on se dit que la définition des uns ne doit pas être celle des autres ! De fait, les notions que recouvrent les termes d’entreprise sociale se croisent partiellement et ce n’est pas le moindre des défis à relever que de contribuer à faire entrer l’entrepreneuriat social, dans le vocabulaire courant tout en précisant ce que ce mot encore à peu près neuf (une quinzaine d’années) indique en matière de progrès et de développement !

Les différentes propositions des chercheurs, praticiens ou institutions diverses qui visent à préciser ou définir ce que recouvre la notion d’entreprise sociale s’accordent sur des caractéristiques qui sont très proches les unes des autres : on peut repérer ainsi une entreprise sociale comme une organisation autonome ayant un niveau d’activité économique conséquent qui produit des biens ou des services visant simultanément la satisfaction d’intérêts privés et collectifs, en utilisant des procédés de collecte et d’ajustement des ressources variés (le don, le bénévolat, les ressources publiques etc.) et dont les bénéfices ne sont pas distribués ou de façon limitée.

Le point de divergence entre les définitions des uns et des autres réside sur la prise en compte ou non de la dimension collective du système de décision de l’entreprise sociale. Dans la version anglo-saxonne de l’entreprise sociale, l’accent est mis sur le leadership visionnaire de l’entrepreneur en s’interdisant de définir comment doit s’organiser la gouvernance tandis que dans la version européenne soutenue par les réseaux de l’économie sociale la dynamique créée est nécessairement collective ce qui impose des règles explicites d’association des parties prenantes dans le système de décision.

Ce distinguo est surprenant, mais peut-être uniquement pour des français ! L’idée qu’un mécanisme de décision forcément collectif soit une caractéristique structurelle de l’entreprise apparaît pour nombre d’entrepreneurs sociaux (pas forcément des libéraux) comme une bride inutile au succès de l’entreprise, une façon de s’empêcher de réussir en quelque sorte. Par ailleurs la culture anglo-saxonne est imprégnée d’une injonction morale à l’entrepreneur traditionnel qui veut que chaque individu peut et doit, dans le cadre de sa responsabilité individuelle, prendre en charge une part de l’intérêt collectif. De plus, l’observation concrète des pratiques managériales indique qu’une entreprise sociale qui propose des services d’utilité sociale, mixe toutes sortes de ressources comme le recours au don et au bénévolat et qui s’interdit de distribuer des bénéfices est forcément amenée à se poser des questions sur le mode de gouvernance qu’elle doit adopter. Par conséquent le management et le système de décision associeront selon des modalités variées les parties prenantes. A l’inverse, les systèmes de décision d’une association, d’une coopérative ou d’une mutuelle statutairement organisés de façon démocratique n’emportent pas forcément des pratiques exemplaires : si l’on s’en tient aux propos généralement tenus hors micro par les dirigeants de nombreuses organisations de l’économie sociale, on peut lister des exemples concrets qui contredisent l’hypothèse et qui concernent aussi bien les associations, les coopératives que les mutuelles, qu’elles soient petites ou grandes !

Une autre idée est que la juxtaposition des mots entreprise, entrepreneur et entrepreneuriat avec le qualificatif de social agit sur la culture du milieu associatif qui est, pour partie, assez rétif au vocabulaire de l’entreprise. Sous ce vocable qui privilégie l’action, il y a l’idée de décrire d’une façon concrète les pratiques de celles et ceux qui veulent entreprendre autrement. Et l’un des intérêts de cette idée est qu’elle souligne ce que l’analyse d’organisations nombreuses et variées confirme à travers la remarque suivante : ce sont les pratiques sociales communes (ce que j
’appelle des gestes sociaux) qui rassemblent le plus efficacement les entrepreneurs militants autour de l’espoir, du mythe que propose l’économie sociale : celle d’un monde rassemblé et cohérent entre son développement économique et son développement social. Ainsi, la terminologie d’entreprise sociale favorise-t-elle une approche compréhensive de l’économie sociale qui repose prioritairement sur l’analyse des pratiques et non sur les différences idéologiques ce qui offre une opportunité internationale de rassemblement et de fédération des points de vue.

De plus, cette juxtaposition des deux termes de l’entreprise et du social dans une définition d’une autre façon d’entreprendre facilite le développement d’une autre idée en matière de gestion des organisations : celle qui consiste à vouloir combiner la performance sociale et la performance économique des entreprises, en faisant apparaître au cœur du système que propose l’entreprise sa dimension productive de biens et de services et sa nécessaire production de sens. Et cette idée est nouvelle parce que, au sens commun, ces deux orientations sont présentées au sein des organisations comme étant le fruit d’une opposition irréductible. Dès lors en concevant la performance sociale et la performance économique comme une tension certes, mais pas comme une opposition, la terminologie retenue d’entrepreneuriat social suggère une réalité incontournable vis à vis de laquelle tous les entrepreneurs et toutes les entreprises peuvent se positionner. Cette observation est une chance pour repenser autrement l’entreprise et la manière d’entreprendre.

Enfin, le qualificatif de social associé au mot entreprise vient compléter la collection d’un vocabulaire commun dans la bibliothèque des mots de « l’entreprendre autrement » : économie sociale, plus-value sociale, capital social, utilité sociale et entreprise sociale. Certes il s’agit d’autant de notions dont le flou conceptuel est souligné par de nombreux chercheurs ; mais l’expansion de ce vocabulaire ne s’oppose pas (je pense même le contraire) à l’émergence d’une culture renouvelée portée par de très nombreux militants engagés dans l’amélioration concrète de notre société et qui espèrent contribuer, plus loin, à la construction d’un autre monde possible : les entrepreneurs sociaux savent marier pragmatisme et idéalisme.

Faut-il donc trancher tout de suite, à la façon française qui étonne si souvent nos voisins, la question de savoir si l’entrepreneuriat social est une alternative aux dérives du capitalisme financier ? N’est-il pas davantage éclairant d’analyser comment les pratiques mises en oeuvre au sein des organisations qui se retrouvent largement dans la définition commune de l’entreprise sociale questionnent à la fois : le système de décision de l’entreprise et celui de la distribution des richesses produites ? Cette approche permet d’identifier la valeur assignée à la place de l’homme dans l’économie et approfondit la définition d’une façon d’entreprendre distincte et qui pourrait bien être exemplaire. A condition, tout de même, et ce n’est pas le plus facile, de vérifier cette exemplarité !

François Rousseau

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Notes:

[1] Selon les Tableaux de l’Économie Française de l’INSEE il existe en 2001 27330 entreprises de plus de 50 salariés en 2001, et en 1999 Viviane Tchernonog (MATISSE CNRS) dénombre 6090 associations de plus de 50 salariés à partir du fichier Sirène

[2] Source INSEE - Enquête annuelle des entreprises de services, 2004

[3] Kaminski Philippe, Les associations en France et leur contribution au PIB, 20ème colloque de l’ADDES, 7 mars 2006, Paris, communication, 15 pages

[4] Febvre Michèle, Muller Lara, INSEE Première, La vie associative en 2002, n° 946, février 2004 : selon cette étude il y aurait douze millions de bénévoles en France dont 17% agissant hors des associations

[5] Prouteau Lionel, Wolff F.-C., « Le travail bénévole : un essai de quantification et de valorisation », Économie et Statistique, n° 373, p.33-56

[6] Coordonné par Jacques Defourny Directeur du Centre d’économie sociale à l’université de Liège

[7] Revue Internationale de l’Économie Sociale, fondée par Charles Gide en 1921

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