La condamnation par la cour d’appel de Montpellier d’une commune exploitant une station de ski [1](notre commentaire) à la suite d’une grave chute d’un skieur et sa confirmation par un arrêt de rejet de la Cour de cassation[2], alors que la victime avait été déboutée par le juge administratif,  ont mis, à l’époque, les exploitants de domaines skiables en émoi. Là où le tribunal administratif avait considéré que l’accident était imputable au comportement de la victime,  la cour de Montpellier avait estimé, au contraire, que l’exploitant n’avait pas pris les mesures de sécurité suffisantes pour prévenir les conséquences de sa chute. Les deux arrêts rendus par la cour d’appel de Chambéry (1er octobre et 5 novembre 2015), qui mettent hors de cause l’exploitant à la suite de chutes accidentelles de skieurs, auraient de quoi les rassurer. Pourtant, il s’agit de décisions en trompe l’œil qui ne préfigurent en rien une  inflexion de la jurisprudence du juge judiciaire et un relèvement du seuil de la faute eu égard aux circonstances dans lesquelles ces accidents se sont produits.

1-Alors que la saison de ski bat son plein avec son lot d’avalanches mortelles,  dues à la fréquentation importante de la montagne et à l’imprudence manifeste de skieurs enfreignant délibérément la réglementation du domaine skiable, voici deux nouvelles décisions qui viennent s’ajouter à la pile déjà conséquente des arrêts rendus sur des accidents de skis par la cour d’appel de Chambéry. Il n’était ici pas question de collisions entre skieurs, mais de chutes sévères que les victimes imputaient à l’exploitant du domaine skiable à qui était reproché un défaut de sécurité des pistes. Dans la première des deux espèces (1er octobre 2015) la victime s’était d’abord adressée par erreur au tribunal administratif qui avait dénié sa compétence. Rappelons en effet que depuis l’arrêt du conseil d’Etat du  19 février 2009, les litiges mettant en cause l’entretien des pistes par des gestionnaires publics de domaines skiables relèvent de la compétence du juge judiciaire. Solution logique consistant à étendre à l’entretien du domaine skiable la solution retenue pour l’exploitation des remontées mécaniques qualifiée de service public industriel et commercial par le tribunal des conflits[3] (dont les liens avec leurs usagers sont de droit privé).
2-Il n’y avait rien dans ces deux affaires qui puisse, a priori, retenir l’attention. Dans la première espèce, un jeune skieur avait chuté sur le dos à la réception d’un saut sur une bosse aménagée dans un snow park. Dans la seconde, un père de famille avait soudainement quitté la piste et, après avoir évolué quelques mètres, était tombé dans une combe. Rien d’insolite dans ces deux accidents dont les exploitants avaient été mis hors de cause. Le rejet des demandes de réparation formées par les victimes pourrait dissiper l’inquiétude qu’avait provoqué l’arrêt de la cour d’appel de Montpellier ayant condamné un des leurs. A l’époque, l’affaire avait fait couler beaucoup d’encre. En effet la victime, qui avait été déboutée tour à tour en première instance et en appel par le juge administratif avait, en revanche, obtenu gain de cause devant la cour de Montpellier après annulation pour incompétence par le Conseil d’Etat[4] de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles[5]. Les exploitants avaient alors craint que le juge judiciaire soit plus indulgent pour les victimes que le juge administratif et que leur responsabilité soit plus facilement engagée.
3-Les deux arrêts de la cour de Chambéry qui les mettent hors de cause ne devraient donc pas passer inaperçus. Pourtant les exploitants risquent de faire un mauvais calcul et de se rassurer à bon compte car les circonstances, différentes dans chacune de ces espèces, sont déterminantes dans l’appréciation à laquelle se livrent les juges pour qualifier la faute de l’exploitant. Nous avions souligné dans notre commentaire de l’arrêt de la cour de Montpellier qu’il n’y avait «  rien dans cette décision qui puisse surprendre les habitués du droit de la responsabilité civile ».  Sans doute, le juge administratif avait-il fait preuve dans cette affaire d’une indulgence discutable qu’on pourrait mettre au compte de son souci de ne pas faire porter au contribuable le prix d’un manque de prévoyance du gestionnaire municipal des pistes.
4-Rappelons pour mémoire, qu’à l’époque la victime avait chuté sur une plaque verglacée au lieu d’un rétrécissement de la piste bordée d’un côté par un tremplin pour surfeur et de l’autre par des arbres et des rochers. Pour le juge administratif, les skieurs devaient s’attendre à rencontrer de tels défauts sur une piste située à environ 2.000 mètres d’altitude, même proposée comme un parcours facile. Par ailleurs, l’arrêt avait relevé que le tremplin situé au milieu de la piste, et réduisant à 13 mètres la largeur du passage emprunté par la victime, faisait l’objet d’une signalisation placée environ 70 mètres en amont et permettait aux skieurs d’adapter leur trajectoire au rétrécissement de la piste.
5-La cour de Montpellier avait fait une toute autre analyse des faits, estimant que la présence d’une plaque de glace à l’endroit où la piste empruntée par des skieurs débutants ou d’un niveau moyen se rétrécissait, constituait un risque tout particulier à raison de son emplacement. Selon eux, « la probabilité de survenance de chutes au passage de cette plaque par des skieurs dans l’incapacité de pouvoir contrôler leur trajectoire et avec la quasi-certitudee de terminer leur course en dehors de la piste et donc, contre un arbre voire un rocher, était objectivement non négligeable ». Au fond, la différence d’appréciation entre les deux ordres de juridiction portait sur la capacité des skieurs à éviter un obstacle sur un terrain difficile. A la différence du juge administratif qui s’était borné dans ces constatations à la configuration du terrain sans égard pour le niveau des skieurs, le juge judiciaire avait, au contraire, tenu compte du classement de la piste susceptible d’être fréquentée par des skieurs néophytes.
6-Les circonstances que la cour de Chambéry a eu à connaître ne sont pas comparables. Dans  l’accident de snowboard les skieurs étaient avertis de la dangerosité de l’espace par une signalisation et la victime, skieur confirmé, connaissait les lieux pour y avoir déjà évolué. Dans l’autre espèce elle avait quitté la piste sans raison à un endroit dépourvu de difficulté.  La cour de Chambéry n’a donc pu que constater l’impuissance des deux victimes à établir une faute de l’exploitant. Aussi les solutions qu’elle a retenues doivent être approuvées. En revanche, certains motifs de l’arrêt relatif à l’accident de snowboard suscitent quelques réserves.
7-La cour d’appel avait estimé que des aménagements spécifiques ayant été apportés au terrain naturel, l’obligation de sécurité de l’exploitant s’en trouvait « renforcée » et devait être « appréciée d’autant plus sévèrement ». Prise à la lettre cette formule pourrait laisser croire que la moindre malfaçon dans la configuration de la piste et la  défaillance la plus légère dans son entretien suffirait pour engager sa responsabilité. En réalité – et on pourrait y voir à juste titre une contradiction – les juges mettent la preuve d’un « danger anormal ou excessif » à la charge de la victime. L’exploitant ne répondrait donc pas des dangers « contre lesquels les usagers doivent se prémunir » selon la formule chère au juge administratif. Dans ces conditions, on ne comprend pas pourquoi les juges qui, au fond, traitent l’obligation de sécurité de l’exploitant comme une obligation de moyen ordinaire, ont cru devoir parler d’obligation de sécurité alourdie. A bien les entendre, le défaut de protection des usagers de la piste contre un danger manifeste constituerait le seuil à partir duquel la responsabilité de l’exploitant est engagée alors que l’obligation de sécurité renforcée a plutôt pour conséquence d’abaisser le seuil de la faute. Un danger ordinaire ferait donc, selon l’arrêt, partie des risques que les skieurs ont accepté de prendre et dont les exploitants n’ont pas à répondre.  Le tout est de savoir où passe la frontière entre un danger normal et un danger anormal.
8-Le danger anormal est celui qu’un skieur moyennement prudent ne peut déceler s’il n’a pas été correctement signalé. Ce serait, par exemple, le cas d’un obstacle en dur avec lequel toute collision pourrait avoir des conséquences redoutables pour un skieur. Ainsi la Cour de cassation a approuvé l’arrêt d’une cour d’appel ayant retenu la responsabilité d’un exploitant après avoir constaté l’insuffisante protection contre les risques de collision d’un canon à neige d’une hauteur de 20 cm dont le socle en béton n’était pas recouvert par le manteau neigeux et qui était  situé à 2,50 mètres seulement de la piste skiable[6].
9-Constitue encore un danger anormal celui que le skieur n’est pas capable de maitriser parce qu’il n’a pas le niveau nécessaire pour franchir la difficulté sans risque de chute. Ainsi,  la cour de Chambéry (notre commentaire du 27 novembre 2015) avait eu précédemment à statuer sur la responsabilité d’un exploitant à qui était reproché le rétrécissement d’une piste bleue en cours de journée, par le déplacement des piquets de bord de piste qui étaient reliés par une corde ce qu’elle avait  estimé  inhabituel et constituant une circonstance aggravante du  danger. Surtout,  elle avait mis l’accent sur le fait que cette piste était ouverte à des pratiquants débutants qu’une plus faible largeur de piste pouvait surprendre. On relèvera, au passage, qu’à l’instar de l’arrêt de la cour de Montpellier deux éléments de danger avaient concouru à identifier la faute de l’exploitant : le rétrécissement d’une piste ouverte à des débutants conjugués à une difficulté supplémentaire. Une plaque de verglas dans un cas et des piquets reliés par une corde dans l’autre.
10-Un parcours de snowboard non délimité et dont les skieurs n’auraient pas été avertis alors qu’il nécessite un certain niveau technique pour être emprunté sans risque majeur, constituerait également un risque anormal, mais l’exploitant de l’espace litigieux qualifié « snow park » avait pris la précaution del’entourer d’un filet orange et de faire installer un panneau jaune signalant le danger.
11-A l’intérieur d’une zone délimitée et réservée à une pratique spécifique comme peut l’être un « snow park », le seuil de l’anormalité doit logiquement être relevé puisque la configuration des lieux est adaptée à un public pratiquant habituellement la discipline.  Dans ce cas l’exploitant n’est pas tenu de signaler les déformations prévisibles de la surface de glisse, comme la formation de plaques de glace à certaines heures de la journée et de bosses selon des profils sans cesse déformés par le passage des skieurs. Les y faire figurer lui imposerait, en effet,  une obligation de surveillance et d’entretien constante qui aurait toutes les allures de l’obligation de résultat. Voilà pourquoi les juges l’en déchargent explicitement comme les tribunaux l’ont fait d’ailleurs pour les loueurs de canoë kayak qui ne sont pas contraints de contrôler chaque jour les parcours proposés à leur clientèle[7].
12-Il faut donc admettre que les skieurs doivent accepter le risque des défauts de surface de glisse d’une zone de « snow park »  à partir du moment où ils ne peuvent les ignorer, ayant été avertis du danger. Sans doute doivent-ils, avant de s’engager, apprécier comme le relèvent les juges, « si le niveau de leur formation, leur forme physique et leurs équipements sont compatibles avec les dangers et les risques normalement prévisibles ». Mais il n’est pas si sûr qu’ils soient en capacité de le faire lorsque la nature du danger n’est pas précisée comme cela semblait être le cas. Sans doute pourra-t-on toujours objecter qu’il leur appartient, alors, selon les termes de la cour d’appel « d’effectuer des parcours à plus faible allure pour reconnaître le terrain, ses difficultés et les obstacles éventuels ».
13-En définitive, le seuil à partir duquel des mesures de précaution doivent être prises est déterminé par le classement de la piste,  la dangerosité permanente d’une portion de cette piste en raison de la présence d’un obstacle et son absence de visibilité, même pour un skieur averti, de sorte que, si ces conditions sont réunies, une interdiction ou une signalisation spécifique s’impose. En l’occurrence, la victime de l’accident de snowboard n’est pas parvenue à  démontrer ni que la pente était trop forte, ni que le module qui l’a fait chuter n’était pas visible. En effet, les conditions météorologiques étaient bonnes, la victime connaissait le site pour l’avoir déjà pratiqué et avait vu ses camarades éviter l’obstacle.
14-On pourra s’étonner que le seuil de la faute soit à ce point élevé, alors même que les juges ont évoqué l’existence d’une obligation de sécurité alourdie.  Sans doute est-ce le niveau de la victime qui lui a joué un mauvais tour ! Sa connaissance des lieux et sa maitrise de la discipline auraient pu lui permettre d’éviter la chute. Les juges ayant estimé que la preuve n’était pas rapportée ni d’une faute de l’exploitant dans l’aménagement et l’entretien de la piste, ni d’une imprudence de la victime, on peut mettre sa chute au compte d’une erreur technique de sa part. En tout cas, cette espèce met bien en lumière l’intérêt que l’exploitant tire du fardeau de la preuve dont il est épargné par l’obligation de moyen. Elle lui évite une condamnation lorsque les circonstances du dommage sont indéterminées comme c’était le cas dans la présente affaire.
15-Dans l’autre espèce, en revanche, la faute de la victime qui avait quitté sans motif la piste est l’unique cause du dommage comme l’atteste la déposition de son fils. En effet, les juges ont relevé qu’elle n’avait rencontré aucun obstacle et n’avait pas chuté sur la piste. Celle-ci était large et balisée, à l’endroit de l’accident. De surcroit, elle était équipée de jalons bleus renforcés de jalons jaunes et noirs comportant une partie supérieure fluorescente et de panneau « danger ». La topographie des lieux, et particulièrement la distance entre le bord de la piste et la combe, ne justifiaient pas, selon l’arrêt, d’autre mode de signalisation et notamment l’installation d’un filet de protection. On était bien en présence d’un danger normal que la victime avait les moyens de surmonter. Sa décision parfaitement consciente de sortir de la piste ne pouvait nullement être imputée à l’exploitant, de sorte qu’on ne peut qu’approuver les motifs du rejet de sa demande de réparation.
 
 
Jean-Pierre VIAL, Inspecteur Jeunesse et Sports
 
En savoir plus : 
 
 
CA Chambéry 1er octobre 2015
CA Chambéry 5 novembre 2015
 
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Jean-Pierre Vial



Documents joints:

CA CHAMBERY 1 OCTOBRE 2015 CA CHAMBERY 5 NOVEMBRE 2015

Notes:

[2] Civ1,  3 juillet 2013, n°12-14216
[3] Qualifiée d’abord de service public administratif (CE, 28 avr. 1967, Lafont : AJDA, 1967, p. 272, chron. Lecat et Massot), la gestion des remontées mécaniques est devenue  ensuite un service public industriel et commercial (T. confl. 29 oct. 1990, Cne Megève : D. 1990, IR. p. 289. Plus récemment, T. confl., 15 déc. 2003, n° C 3380CAA, Nancy, 14 déc. 2006, n° 05NC01012.
[4] CE19 févr. 2009, n°293020. 
[7]  Jugé que le loueur de canoë  n’est pas responsable d’une noyade provoquée par l’effondrement d’une souche la nuit précédant l’accident s’il n’en a pas été avisé (Civ.1, 6 févr. 2001, n° 98-23221). Jurisprudence confirmée par un arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation (23 nov. 2006, n° 05-13441) considérant qu'aucun manquement particulier à son obligation de sécurité ne pouvait être imputé à un club de canoë qui s'était personnellement assuré quelque temps avant l'accident de la navigabilité sans obstacle de la rivière non répertoriée comme dangereuse.

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